lundi 7 novembre 2011

La lutherie électronique : Retour aux origines et interlude



Lorsque Herbert Eimert et Karlheinz Stockhausen entreprennent de composer les premières oeuvres de musique purement électronique à Cologne, ils privilégient les générateurs de son qui leurs semblent infiniment plus aptes à explorer de nouvelles possibilités de timbres que les instruments électroniques déjà conçus, fabriqués et diffusés à l'époque. La raison de ce rejet est essentiellement due au fait que la lutherie électronique du début du XX° siècle se voulait plus imitative, harmonique et mélodique que véritablement exploratrice de dimensions inouïes. Il n'est reste pas moins que ces instruments, dont certains sont aujourd'hui encore fabriqués, ont exercé une grande influence sur certains compositeurs qui ne les ont pas dédaigné, les employant dans certaines de leurs oeuvres orchestrales, au même titre que les cordes, les vents, les cuivres et les percussions. Mais à quand remonte donc l'invention de ces instruments et quels étaient-ils ?
Dès le XVII° siècle, le philosophe anglais Francis Bacon prend conscience que le son, tel qu'on l'emploie dans la musique de son époque, ne représente qu'un aspect limité des possibilités réelles. Il songe notamment dans New Atlantis, ouvrage publié en 1626, à l'usage que les musiciens pourraient faire de tonalités fragmentées bien en dessous des divisions habituelles du demi ton. Ces possibilités et bien d'autres encore ne deviendront accessibles qu'avec l'invention des instruments électroniques.
Cependant, dès le XVIII° siècle, les balbutiements de la physique de l'électricité vont permettre une première révolution, alors que la science n'a pas encore théorisé la notion de courant électrique ni d'avantage donné naissance aux moyens techniques de générer et diffuser celui-ci. Le très bon site Sonhors (http://sonhors.free.fr/index.htm) mentionne en ces termes l'invention du premier instrument de musique utilisant l'électricité :
"En 1759, en France, le jésuite Jean-Baptiste de La Borde construit le Clavecin électrique, un instrument avec clavier qui utilise l'électricité statique pour frapper des cloches avec de petits clapets métalliques. Cette invention marque le début d'un enthousiasme sans précédent pour toutes les formes d'innovations technologiques en rapport avec la musique."









Il faut attendre la seconde moitié du XIX° siècle pour que l'intuition de La Borde se concrétise en de nouveaux instruments capables d'utiliser le courant électrique comme moyen sonore spécifique. C'est le cas du Télégraphe musical (voir photo ci-dessus) conçu et fabriqué par Elisha Gray. Voici ce qu'en dit le site Sonhors :
"En 1874, Elisah Gray (1835-1901) invente l'oscillateur électrique qu'il applique sur son Télégraphe musical équipé d'un mini clavier et où, pour la première fois, les sons sont émis par un haut-parleur ! Elisha Gray est alors sur le point d'inventer le téléphone, sa curiosité musicale lui fera malheureusement perdre un temps précieux puisque deux heures avant lui, Graham Bell en déposera le brevet d'invention ! Outre le fait d'être en quelque sorte l'inventeur de l'ancètre éloigné du synthétiseur, Elisha Gray est également un artiste puisque en 1877, il part en tournée avec deux pianos "trafiqués" par ses soins produisant des sons pour le moins inhabituels."
Le Télégraphe musical mérite pleinement d'être considéré comme le lointain ancêtre du synthétiseur dans la mesure où Elisha Gray invente avec lui l'un des composants essentiels de la future musique électronique : l'oscillateur, soit un générateur de signaux périodiques dont la fréquence peut être contrôlée. En effet, comme nous le verrons par la suite, tout instrument électronique, dont les synthétiseurs, comporte un ou plusieurs oscillateurs sans lesquels aucun son ne serait possible.






Le compositeur américain John Cage réinventera plus tard de façon toute personnelle l'aventure des pianos modifiés en concevant le principe des pianos préparés pour lesquels il composera des oeuvres majeures. Mais les pianos préparés de Cage, postérieurs à l'invention des instruments électroniques, restent des instruments acoustiques, bien que leur amplification puisse ouvrir à un univers musical voisin de celui de la musique électronique. Les pianos préparés sont donc de véritables pianos entre les cordes desquels sont insérés à hauteur précise des éléments constitués de divers matériaux, tel que le métal, le bois, le papier, etc... Ces objets, comme les vis utilisées dans le Premier interlude pour piano préparé ou la Deuxième sonate pour piano préparé, permettent de modifier considérablement le son de l'instrument roi du XIX° siècle, au point de totalement renouveler la notion même de piano.
Toute création d'importance a sa légende. Celle du piano prépara affirme que John Cage aurait "inventé" cet instrument en 1938 afin de répondre à une simple contrainte d'espace : devant donner une pièce à l'occasion d'un spectacle de danse, et ne disposant pas d'assez de place pour tous les instruments à percussion qu'il souhaitait employer, Cage se serait donc servi d'un piano en plaçant divers objets entre ses cordes, morceaux de tissu, de plastique, écrous, gommes, de manière à faire sonner l'instrument comme un gamelan balinais, d'étouffer sensiblement le son, ou bien encore de produire des harmonies totalement inhabituelles. Une telle démarche est en soi une révolution fondamentale, car elle autorise les compositeur "sérieux" à détourner les objets de leur fonction primitive pour en tirer un parti différent. L'idée sera souvent exploitée par la suite (depuis le compositeur polonais Krzysztof Penderecki lorsque il demande dans certaines oeuvres que les violonistes frappent le corps de leur instrument avec leur archet, jusqu'à Fred Frith qui martyrise les cordes de sa guitare électrique avec des lanières saupoudrées de limaille de fer). L'invention de John Cage est très vite adoptée par d'autres compositeurs. On entend en effet un piano "préparé", certes de manière très différente et selon des intentions chaque fois bien spécifiques, dans des oeuvres aussi diverses que la Symphonie pour un homme seul de Pierre Schaeffer et Pierre Henry, Tabula rasa du compositeur estonien Arvo Pärt, ou quelques unes des Etudes du compositeur roumain György Ligeti (notamment l'étude dite aux "touches bloquées").
Les Sonates et interludes (1946-48) de Cage ne sont pas les premières oeuvres que le compositeur ait écrites pour piano préparé, mais leur qualité leur a très vite valu d'être considérées comme des classiques favoris en la matière. Ici, John Cage ne fait jamais appel aux procédés d'écriture et d'interprétation aléatoires qui lui sont chers. C'est au contraire selon une série de recommandations très précises que sont insérés de petits objets dans les cordes du piano avant l'exécution. Tout est écrit à l'avance, rien n'est abandonné à la libre appréciation de l'interprète.
Aujourd'hui encore, les Sonates et interludes n'ont rien perdu de la surprenante nouveauté qui séduisit leurs premiers auditeurs. Les sonorités étranges et envoûtantes, la pulsation régulière, les grappes de notes suspendues dans de longues plages de silence, les fragments de mélodies faussement naïves soudain brisées nets comme des mécanismes, les effets de gamelans désaccordés, les phrasés discrets semblables à un chantonnement mélancolique : tout participe d'un climat de magie subtile propice à la rêverie heureuse.







Avec les Variations II (1961), dans la version donnée par le pianiste et compositeur David Tudor, la musique pour piano de John Cage se rapproche considérablement de l'univers électroacoustique dont elle présente toutes les caractéristiques : une source acoustique (un piano et différents objets permettant d'agir sur ses cordes) modifiée par l'intermédiaire de quatre micros attachés au piano. Résolument bruitiste, l'oeuvre, qui pourrait aussi être considérée comme un exemple particulièrement probant de musique concrète, échappe à toute détermination. Elle n'est pas moins liée à une interprétation unique, exécutée ici par David Tudor, et non l'objet d'une simple diffusion, ne devenant une oeuvre "fixée" que grâce à l'enregistrement qui l'a captée et permet de la réécouter à l'infini.
Variations II est conçue selon des principes aléatoires qui offrent un rôle essentiel à l'interprète, dans la mesure où, selon le souhait de John Cage, elle est destinée à un nombre indéterminé de musiciens autorisés à employer les moyens sonores de leur choix. Chaque interprétation est donc une création à part entière, mais la version de David Tudor se distingue par son originalité, sa poésie sonore tout à la fois sauvage et contemplative, comme par son extrême audace. Faut-il encore parler d'une composition de John Cage ou plutôt d'une pièce de David Tudor revisitant John Cage ? Il n'en reste pas moins que cette version de Variations II est en soi un étrange chef d'oeuvre absolu, semblable à quelque aérolithe ou "calme bloc ici bas chu d'un désastre obscur", pour reprendre à son propos le célèbre vers de Stéphane Mallarmé.

dimanche 6 novembre 2011

La Musique électronique IV : Electronique-Acousmatique



Avec Jeita, ou murmure des eaux, datant de 1970, François Bayle illustre de façon saisissante les dimensions plurielles de l'inspiration électroacoustique. Ainsi que le notent Michel Chion et Guy Reibel, "l'oeuvre consiste en une association de sons concrets (écoulement d'eaux et chocs contre des stalagmites et stalactites de la Grotte de Jeïta au Liban) avec des textures fines de sons électroniques." En 1999, le compositeur commente lui-même Jeita, au moment où il achève une nouvelle pièce, Jeita-retour, composée depuis 1985, qui vient compléter l'oeuvre originelle :
"L'auditeur modèle n'existe pas... et tout particulièrement pour les musiques de ce volume où l'écho des eaux et l'ombre à chacun va parler dans sa langue maternelle : celle de ses origines. Pourtant il faut écarter le risque d'un possible malentendu : les murmures des eaux ou des ondes, le picotement rythmique des gouttelettes, le frisson des chuchotements, les "bruits", pour évocateurs qu'ils soient ne jouent aucunement à la description."
Le compositeur ne peut être plus clair : l'oeuvre parle à l'imaginaire des eaux fondamentales, sans jamais céder à l'anecdote ni à la volonté mimétique de transposer la grotte dans une hypothétique cartographie sonore. Jeita poursuit donc un tout autre but qu'illustrer : faire vivre en nous l'imagination aquatique telle que le philosophe Gaston Bachelard l'a analysée dans L'Eau et les rêves. Nous sommes donc en présence d'une poétique des sons pour laquelle l'alliage des éléments enregistrés dans la grotte et les sons électroniques produits en studio, grâce auxquels seront modelés et comme transfigurés les éléments naturels, vise la naissance d'une grotte seconde, une grotte symbolique où le musicien se fait alchimiste et producteur de substances. L'écoute de l'oeuvre, sur disque ou en concert, sera l'occasion d'une troisième grotte, celle de l'oreille de l'auditeur, elle-même "tapissée d'imaginaire" pour reprendre une formule du philosophe Maurice Merleau-Ponty à propos de la vision.


Le compositeur n'est donc pas un portraitiste mais un poète des matières sonores qu'il informe selon leur génie propre :
"Revenu au studio avec de nombreuses bobines (échos de stalactites, froissements d'eaux, chants d'ouvriers du chantier ou éléments du concert) j'en tirai 17 études, chacune conçue à partir d'une forme dynamique choisie dans ce matériau. Faut-il le qualifier de "concret" ? Sans doute, du point de vue du mode opératoire et des ressources du son capté. Pourtant, avec cette musique (...) j'avais à coeur d'inaugurer une méthode "abstraite" (ni causale ni narrative) de traiter l'organisation sonore. En agençant des déploiements d'énergie, il me semble que se renouvelait l'idée du développement, et du coup s'ouvrait l'horizon acousmatique, celui d'une musique de formes et de mouvements accordé."
Ce sont les flux, les énergies et les états d'être qui l'intéressent : chaque partie de l'oeuvre est un monde en soi, dont le compositeur rédige très soigneusement l'intention comme autant de petits poèmes en prose. En voici quelques exemples :
"1 Murmure des eaux - Contrepoint de deux dessins, l'un est un tissu rythmique formant un premier "tempo d'énergie" d'apports ponctuels assez rapides, l'autre est donné par un second tempo très large de formes d'énergie dense.
2 Cloches fossiles - D'abord un dessin en intervalle de hauteurs, puis glissements progressifs des accents d'attaque sur les résonances multipliées en légers échos.
3 Murmure des abeilles de pierre - Sur une double texture de battement, jeu d'équilibre et d'intervalles de plans sonores articulés par des ponctuations en coupe.
4 Bouche d'ombre - Mouvements liés, intervalles de couleurs, progression de trajectoires."
Ces indications révèlent très clairement l'esprit de cette pièce devenue l'un des classiques du répertoire électroacoustique des années 1970. Le musicien fait ici jouer toutes les dimensions sonores réunies par la pluralité des arts : le dessin, la musique et la poésie (dont celle de Victor Hugo), n'hésitant pas à déployer lui-même une magnifique et juste image : "murmure des abeilles de pierre". Alternent donc les notations métaphoriques, concrètes et purement musicologiques qui sont quant à elles plus abstraites, à l'image écrite de la substance sonore de Jeita.





Tremblement de terre très doux, de 1978, confirme cette approche du son finement tissé à partir de dimensions variées. La souplesse qui la caractérise vient essentiellement d'une poétique des alliages qui consiste à fondre les éléments les uns aux autres afin de de donner vie à des matières nouvelles, lumineuses et savoureuses comme des fruits. L'écoute attentive de l'oeuvre éveille de nombreuses cénesthésies hors de toute dimension réaliste. Elle vit exclusivement par son être propre, en tant que cosmos fixé sur la bande qui permet de la diffuser.
Aux yeux de François Bayle cette autonomie absolue constitue la qualité fondamentale de la musique électroacoustique qu'il propose pour cela de renommer, dès 1973, "musique acousmatique". Le terme trouve son origine dans le mot grec "akousma", ce qu'on entend, en référence à Pythagore qui enseignait dissimulé derrière un rideau afin que ses disciples se concentrent sur la seule signification de ses paroles. En 1955, l'écrivain Jérôme Peignot l'emploie afin de désigner dans la musique concrète de Pierre Schaeffer la "distance qui sépare les sons de leur origine". François Bayle lui assigne quant à lui à la musique diffusée par des enceintes. face à un public qui ignore l'origine des sons. selon François Bayle, la musique acousmatique "se tourne, se développe en studio, se projette en salle, comme le cinéma." Elle est donc un "cinéma pour les oreilles." En dépit de sa pertinence, le terme "acousmatique" ne s'imposera cependant pas, supplanté d'avance par les notions de "musique électroacoustique" et de "musique électronique". Il ne convient pas moins à l'objet musical de son ambition sémantique déçue, d'autant plus profondément si l'on songe à l'arrière-plan pythagoricien qui résonne sous sa signification contemporaine.




Présentation de François Bayle sur le site Artsonores (http://www.ina.fr/fresques/artsonores/accueil) :

François Bayle est né en 1932 à Madagascar. Il y séjourne, ainsi qu'aux îles Comores, jusqu'à l'âge de 14 ans. Il vit en France à partir de 1946, et s'installe à Paris en 1954. Il entreprend des études scientifiques et littéraires, et une formation musicale en autodidacte qui ne l'empêche pas de faire trois rencontres capitales : celle d'Olivier Messiaen, dont il suit les cours au Conservatoire; celle de Karlheinz Stockhausen qu'il rencontre plusieurs années de suite aux séminaires d'été de Darmstadt; et enfin, celle de Pierre Schaeffer, qu'il rejoint dès 1958 au Service de la Recherche de la RTF, et dont il devient l'assistant à partir de 1960. C'est l'époque de la création du GRM, et le point de départ d'une période d'expérimentation et de recherches intensives sur le sonore et le musical. Ce seront pour Bayle des années d'apprentissage et d'observation. Il compose, entre 1958 et 1962, plusieurs œuvres instrumentales dont un quatuor avec bande, Archipel (1962).
À partir de 1966, il devient responsable du GRM. Il restera à sa tête jusqu'en 1997 (le GRM sera devenu entre temps l'Ina-GRM). 1967 est l'année de Espaces inhabitables, œuvre importante du répertoire électroacoustique, et “ véritable première œuvre ” de son auteur, selon son propre aveu. Sa production sera désormais exclusivement (à de très rares exceptions près) consacrée à l'électroacoustique — qu'il désignera plus tard du nom d'acousmatique.
En tant que responsable du GRM depuis 1966, François Bayle s'est attaché à la défense des musiques électroacoustiques et à la poursuite de l'action initiée par Pierre Schaeffer. Il est notamment l'initiateur de cette “ utopie de la pure écoute ” qu'est l'acousmonium (1974), l'instigateur de la collection de disques Ina-GRM, de concerts, d'émissions de radio, et du développement d'instruments musicaux de technologie avancée tels Syter, GRM Tools, Midi Formers, Acousmographe. Il a créé en 1992 l'Acousmathèque, qui regroupe plus de 2000 œuvres électroacoustiques, de 1948 à nos jours.
Il se consacre désormais entièrement à la recherche, l'écriture et la composition.
Les principaux écrits de Bayle ont été réunis par lui-même en un volume : Musique acousmatique, propositions... positions (Buchet-Chastel)."

"J'emploie souvent cette métaphore que le lieu musical, l'espace musical, est traversé par une rivière, une frontière, quelque chose qui est difficile à franchir. D'un côté la musique des notes, l'échelle des notes possibles, établissant un rapport de distances, de proximité d'écoute, de nombre de notes pour réaliser une intention musicale, ce qui constitue tout un univers."
"De l'autre côté une capacité de produire des événements, en recourant à d'autres modalités énergétiques, la conversion du son en tensions – tout cela produisant des formes très spéciales qui imprègnent l'écoute et qui peuvent aller de la reconnaissance pure et simple d'une scène (donc le son tel qu'on le connaît) jusqu'à des entités tout à fait nouvelles. Et ce nouvel et vierge espace, on peut s'y aventurer en profondeur."
"Pour ma part je reste proche de la rive, et de temps en temps je tâche d'établir un pont (mais sans recourir à la formule de la musique mixte). J'essaie d'agrandir les concepts de musique traditionnelle dans ce nouveau territoire, irrigué par le même flux, et pourtant situé “de l'autre côté”... Je me dis parfois qu'il serait plus facile de faire des choses carrément autres, nouvelles. Quitter la musique."
(François Bayle, in F. B., parcours d'un compositeur, Revue Lien.)

samedi 8 octobre 2011

La musique électronique III : l'électroacoustique dans tous ses états




En 1964, Karlheinz Stockhausen compose une oeuvre intitulée Mixtur, pour cinq groupes d'orchestres, générateurs d'ondes sinusoïdales et modulateurs en anneau. Pour la première fois, les sons orchestraux sont captés par des micros, conduits à des mélangeurs reliés à leur tour à des modulateurs en anneaux : il s'agit d'un dispositif électronique consistant en un effet de modulation utilisant un oscillateur pour générer une onde sinusoïdale, qui est ensuite multipliée avec le signal de départ - ici les instruments de l'orchestre - pour produire de nouveaux harmoniques. Les sons ainsi traités sont mélangés avec ceux de l'orchestre par l'intermédiaire de quatre groupes de haut-parleurs. Ainsi, chacun de sons de l'orchestre donne lieu, conformément aux indications de la partition, à un son dit de "mixture", selon la définition que lui donne le compositeur. A cela s'ajoutent trois batteurs jouant des cymbales et des tam tams reliés à un système d'amplification par des micros de contact.
Ce dispositif extrêmement complexe marie donc le son orchestral et le son électroacoustique, en temps réel. Il permet de jouer sur le spectre des timbres en modulant un son instrumental par son sinus te de créer de nouveaux atomes sonores non harmoniques. Une fois encore, le compositeur poursuit son rêve de déterminer rigoureusement tous les paramètres musicaux jusque au niveau le plus infime. Si certains, tels Michel Chion et Guy Reibel, reprochent à l'oeuvre de manquer son objectif en ramenant tous les timbres variés de l'orchestre à un timbre commun monotone et fantomatique, en raison d'un usage beaucoup trop systématique du modulateur en anneau, On ne peut nier l'intérêt réel de Mixtur, presque cinquante ans après sa composition.
Toutefois, beaucoup plus tard, sans doute conscient des défauts de son oeuvre, Karlheinz Stockhausen compose en 2003, une nouvelle oeuvre portant le même titre et généralement mentionnée sous le nom de Mixtur 2003. C'est cette oeuvre et non le Mixtur historique de 1964 qui est présentée en intégralité dans la vidéo ci-dessus. Le lien des deux oeuvres est encore plus évident lorsque on observe le dispositif exigé : cinq orchestres, quatre générateurs d'ondes sinusoïdales, quatre mixeurs et modulateurs en anneaux et leurs dispositifs de projection spatiale du son.
Ici toutefois, la maîtrise des moyens électroniques est infiniment supérieure et l'oeuvre ne souffre pas de l'aplatissement de son spectre par l'excès d'usage des modulateurs en anneaux.
On trouvera ci-dessous deux liens (à recopier dans la barre de navigation de votre moteur de recherche) permettant d'écouter le début du Mixtur de 1964, afin de faire la comparaison entre les deux oeuvres.

http://ubumexico.centro.org.mx/sound/electronic/16-01-Karlheinz-Stockhausen-Mixtur-5-grupos-orquestrais-4-geradores-de-sencides-e-4-moduladores-de-anel_1964.mp3

ubumexico.centro.org.mx/sound/electronic/16-02-Karlheinz-Stockhausen-Mixtur_1964.mp3

L'intégralité de l'oeuvre peut être écoutée en trente trois éléments successifs en allant à la page suivante, de l'index 116 à l'index 155 : http://www.ubu.com/sound/electronic.html







En 1970, Stockhausen compose Mantra, oeuvre pour deux pianos reliés à deux modulateurs en anneaux, deux crotales chromatiques et deux wood blocks, ainsi qu'un émetteur radio à ondes courtes permettant de produire des signaux en morse - à défaut le compositeur préconise de faire usage d'un enregistrement sur bande de tels signaux. Les vidéos ci-dessus en présentent tout d'abord un enregistrement sur disque à travers deux extraits. La troisième vidéo présente une interprétation de l'oeuvre au cours d'un concert donné en 2008 par les pianistes Jennifer Hymer et Bernhard Fograscher, assistés par Georg Hajdu à l'électronique.
Une nouvelle fois, Stockhausen associe dispositif électronique et instruments acoustiques, revenant au modulateur en anneau d'une façon beaucoup plus sobre que dans le Mixtur de 1964. Il en résulte une oeuvre extrêmement structurée, colorée, surprenante et vivante. Comme l'indique son titre, en référence avec les récitations bouddhiques de versets, Mantra est également une oeuvre méditative dont le lyrisme s'articule autour d'une formule fondamentale exposée par les premiers accords et diffractée dans les parties successives, comme une sorte de prière. Le choix de ce titre et d'une telle structure ne relève évidemment pas du seul formalisme de conception mais exprime aussi le mysticisme universel du compositeur, mysticisme dont le souffle se vit à l'écoute, à travers le jeu des répétitions en devenir, comme autant d'univers complets portant en eux les irisations électroniques d'une insaisissable vérité.



Avec Telemusik, composé en 1966, Stockhausen nous offre un nouvel exemple de l'immense diversité de la musique électroacoustique.Il s'agit d'une des rares pièces pour bande magnétique seule, dans l'oeuvre compositeur. Il n'est certes pas le créateur de la musique pour bande, mais Hymnen se distingue comme l'une des réussites les plus inattendues de ce genre à l'intérieur de la forêt électroacoustique. Il est symptomatique que Telemusik ait été réalisé au studio de musique électronique de la NHK à Tokyo. En effet, Stockhausen y exprime un rêve d'universalisme qui le "poursuit depuis longtemps : ne plus composer ma musique, mais celle de toute la terre, de tous les pays, de toutes les races." L'oeuvre tisse en effet de fragments empruntés aux musiques traditionnelles du monde entier, particulièrement aux cultures d'Asie auxquelles il voue une profonde admiration, et parmi celles-ci la culture japonaise : Telemusik est d'ailleurs dédié à "l'admirable peuple japonais." Stockhausen croit en effet à une régénération de l'occident par l'orient, comme beaucoup d'européens des années soixante. Nous sommes alors au sommet de la vague hippie marquée par son attirance pour les vieilles civilisations asiatiques. L'attirance de Stockhausen envers l'Asie et le Japon ne se limite cependant pas à une coïncidence avec les aspirations, les idéaux et les utopies de cette époque. Elle correspond chez lui à une disposition intime de nature beaucoup plus profonde que l'enthousiasme momentané d'une génération emportée sur l'écume de la mode. Cette disposition se retrouvera dans toute son oeuvre future jusque à l'immense cycle operratique Licht, qui l'occupera de 1977 à sa mort en 2007.
Telemusik travaille donc des fragments prélevés avec soin, mais dans un esprit très différent de celui du collage, comme le compositeur l'affirme lui-même à juste titre :
"Grâce à l'intermodulation d'objets trouvés "anciens" et de nouveux événements sonores crés par moi avec les moyens électroniques modernes , une unité de niveau supérieur est atteinte : un universel de passé, de présent et d'avenir, de pays et d'espaces éloignés les uns des autres."
Effaçant les juxtapositions, il unifie les éléments très divers de son oeuvre dans une seule trame vivante, subtile et lumineuse qui exprime à merveille le voeu d'une musique du monde entier, dans une tout autre optique que la "world music" née plus tard du rock, et dans laquelle, en dehors de quelques notables et remarquables exceptions dont nous parlerons plus tard, la rencontre des autres cultures musicales n'est souvent que le prétexte à de fades hybrides flattant le goût des masses sur des rythmes binaires. L'une des clés de la réussite de Telemusik tient au mode du métissage sonore opéré par Stockhausen. Au lieu de faire entrer quelques stéréoptypes extra-occidentaux dans le canevas dominant d'une musique de masses, le compositeur ouvre la substance électronique aux fragments qu'elle accueille dans sa transparence et transcende en une étrange et souple aura, dont on peut dire qu'elle est inouïe, au sens propre du terme.
Le rêve universel de Stockhausen a donc une tout autre portée et n'est pas sans faire penser à celui de l'écrivain français Michel Butor, grand mélomane, passionné de musique contemporaine et ami du compositeur wallon Henri Pousseur avec lequel il collabore à plusieurs reprises. De la même façon que Stockhausen tente de créer une musique de tous les peuples, Michel Butor s'efforce dans de nombreux livres de faire dialoguer les civilisations, à partir d'une exploration subtile de leurs formes et de leurs grandes oeuvres. Comme Stockhausen, Butor éprouve l'attrait de l'orient et du Japon, comme en témoignent notamment de nombreux passages du cycle des Répertoires, écrit sur plusieurs décades.





Hymnen, composé en 1968, pour sons électroniques et sons concrets, marque une autre étape de cette recherche comme de la démultiplication de la musique électroacoustique vers les horizons les plus divers et les plus inattendus, d'autant plus qu'il existe trois versions de l'oeuvre : une pour bande et instruments, une seconde faisant intervenir un orchestre en direct au cours de la troisième partie de l'oeuvre, une enfin pour bande seule. Les deux extraits vidéos présentées ci-dessus correspondent respectivement à la version pour bande seule et à la version orchestrale.
Deux ans après Telemusik dont Michel Chion et Guy Reibel qu'elle est une "amplification", cette nouvelle oeuvre compose sa trame à partir d'hymnes nationaux de la plupart des pays du monde, les insérant dans un immense continuum électronique selon le modèle de la spirale. Là encore, le lyrisme, la vie, la beauté subtile du tissage sonore font de Hymnen une pièce majeure, d'une incomparable fraîcheur, à l'opposé des principes austères de la musique sérielle tels qu'ils avaient été appliqués en 1951 la musique électronique naissante. Là encore, la combinaison des musiques nationales dans une seule tapisserie sonore transcende simultanément les enracinements particuliers et les formes musicales déjà connues, sans effacer le caractère spécifique de chaque hymne. L'auditeur peut en effet reconnaître les hymnes qui lui sont familiers, mais transmutés par la matière musicale dans laquelle ils baignent.





Il peut sembler paradoxal d'évoquer la diversité de la musique électroacoustique à travers un seul compositeur. Si nous avons jusque à présent concentré ce chapitre autour de la figure singulière de Karlheinz Stockhausen, c'est que le compositeur allemand, présent dès l'origine aux côtés de Herbert Heimert, est passé par toutes les formes en devenir de la musique électronique, contribuant souvent à ouvrir des voies entièrement neuves ou recréer de façon magistrale celles qui avaient déjà été explorées par d'autres. Telemusik et Hymnen en offrent des exemples éclatants. Nous aurons par la suite l'occasion de rencontrer de nombreux autres compositeurs aussi essentiels quoique moins célèbres que Stockhausen. Toutefois, nous trouvons avec le français Philippe Manoury, par ailleurs grand admirateur de Stockhausen, un exemple tout à fait remarquable des multiples chemins de la musique électroacoustique.
Dans Echos, pièce pour voix soprano et électronique composée entre 1993 et 1994, nous découvrons une autre dimension : celle de l'interaction en temps réel entre une substance acoustique, ici la voix humaine et un dispositif électronique. La particularité de cette oeuvre est en effet que la voix conduit les éléments électroniques. Comme l'explique le compositeur dans la première des deux vidéos présentées ci-dessus, ils répondent non seulement à ses modulations au fil de la partition, mais encore à sa manière toute personnelle d'interpréter l'oeuvre,comme à son timbre propre. Le programme d'ordinateur se synchronise avec la voix pour produire les sons synthétiques qu'il lui renvoie, offrant ainsi sa propre interprétation de la substance mouvante qu'elle lui a confié. Il en résulte une oeuvre d'une beauté surnaturelle, impondérable, délicate et profondément émouvante qui se situe aux antipodes de ce qu'un tel dispositif aurait pu laisser craindre : la complexité technologique à l'oeuvre dans Echos ne fait pèse à aucun moment. Bien au contraire elle s'oublie ou plutôt se transforme en une pure poésie sonore de haute valeur spirituelle, preuve s'il le fallait que les recherches les plus audacieuses de la musique électroacoustique ne sont pas simples jeux d'effets ni glaciales combinaisons abstraites.
Comme dans Gesang der Jünglige, mais d'une tout autre manière, Echos célèbre magnifiquement les noces de l'humain et de l'électronique.

dimanche 2 octobre 2011

La musique électronique II : Pour un tremblé des genres



Séismogrammes I et II, du compositeur wallon Henri Pousseur, a été conçu au studio de Cologne en 1954. Cette ouvre témoigne des recherches alors conduites sur la nature du son électronique et ses pouvoirs d'expression. La notion de "séismogrammes" souligne cette volonté d'analyse et de mesure selon l'image d'une matière sonore de nature tellurique animée d'une vie intérieure secrète. Cette poétique de la terre et de ses dynamismes se retrouve dans de nombreuses oeuvres de musique électronique, électroacoustique ou acousmatique - termes sur lesquels nous reviendrons dans un instant. Ainsi, le compositeur François Bayle compose en 1970 Jeita ou murmure des eaux,pièce majeure conçue en relation étroite avec la somptueuse grotte de Jeita découverte en 1958 au Liban. En 1978, François Bayle compose Tremblement de terre très doux, tandis que Jean Schwarz compose en 1972 une pièce intitulée Erda, selon le nom de la déesse de la terre des mythologies nordiques. Par la suite, d'autres compositeurs dont Pierre Henry associeront à leur tour l'imaginaire tellurique et la musique électronique en ses différents avatars. Nous aurons l'occasion de revenir sur cette étrange insistance poétique chez des artistes très différents les uns des autres.
A l'origine, elle indique de manière sinon exclusive, du moins centrale chez Henri Pousseur ,un projet d'exploration du son électronique comme tel. Mais très vite, la pureté doctrinale en vigueur au studio de Cologne subit des modifications sensibles sous l'effet de ses membres pourtant les plus attachés aux principes théoriques qu'ils ont mis en place. C'est notamment le cas de Stockhausen avec le célèbre Gesang der Jünglige de 1955-1956, dans la mesure où le compositeur fait intervenir une voix d'enfant.
Guy Reibel et Michel Chion commentent ainsi cet événement considérable dans la mesure où il remet somptueusement en cause le principe de l'impérialisme électronique en guerre contre la musique concrète :
"Avec cette oeuvre si musicale et si ouvragée, les sons électroniques ne pouvaient plus être exclus d'une conception "concrète" de la musique, pour crime de dureté et de froideur. L'univers de la musique pour bande devait se faire assez grand pour réconcilier les sons "naturels" et les sons "électroniques", la musique électroacoustique était née."



Thema (Omaggio a Joyce), composé en 1958 par le compositeur italien Luciano Berio, au studio de Milan qu'il a fondé trois ans plutôt avec son collègue Bruno Maderna, exprime de façon particulièrement claire le sens de cette mutation. Nous y retrouvons le travail sur la voix, déjà amorcé par Stockhausen, mais de façon différente, indépendamment du fait que l'oeuvre s'avoue comme hommage à l'écrivain irlandais James Joyce. La présentation de l'oeuvre par son sur le site de l'Ina le révèle de manière nette :
"Entièrement composée à partir d'éléments provenant de la voix de Cathy Berberian, cette œuvre constitue la dernière étape de l'élaboration sonore croissante d'un paragraphe d'Ulysse de James Joyce (début du chapitre XI : Les Sirènes). Les premières étapes de ce travail ont consisté en de simples lectures du texte, soit dans sa version anglaise originale, soit dans ses traductions française ou italienne. Puis, par des lectures à plusieurs voix plus ou moins désynchronisées, les différentes langues se trouvaient réunies dans un seul contrepoint vocal qui mettait en lumière, d'une façon que Joyce eût sans doute apprécié, leurs multiples correspondances.
Des sons électroniques furent ajoutés à la voix. Il n'y a cependant pas de moyens électroniques de transformation du matériau vocal. Celui-ci est travaillé par fragmentation, glissandi, prélèvements, etc. Il fut ensuite recomposé avec une grande virtuosité de l'écriture électro-acoustique en une véritable profusion de syllabes, de phonèmes et de mots. Le projet de l'œuvre est de tenter de créer une continuité entre littérature et musique, de parvenir à passer de l'une à l'autre imperceptiblement afin de donner du langage une pure perception musicale.
Enfin, dans la dernière étape, les matériaux phonétiques divers (voyelles et consonnes, syllabes ou mots anglais, français, ou italiens) ainsi que des enregistrements mono ou polyphoniques, sont utilisés avec une plus grande liberté, donnant naissance à une espèce d'anamorphose musicale du texte littéraire, afin de "purifier finalement le champ musical de tous les restes de dualisme."
Ainsi, le compositeur ne donne pas à l'électronique la même place que Stockhausen. Non seulement elle ne domine pas l'oeuvre, pas plus qu'elle n'entre dans le processus de transformation de la voix, mais elle est ajoutée après coup. Dès lors, s'il n'y a plus de primat du son électronique, si celui-ci devient un simple partenaire des différentes sources enregistrées et composées ensemble, les genres se brouillent, justifiant donc pleinement l'emploi du concept de "musique électroacoustique".
François Delalande parle à ce sujet de "paradigme électroacoustique" (in Musiques, une encyclopédie pour le XX° siècle, Tome I, Editions Actes Sud/Cité de la Musique, Paris 2003). Cette expression désigne non seulement le dépassement des contradictions initiales entre musique concrète et musique électronique, mais aussi le fait qu'à l'ère de l'enregistrement permettant de fixer les sons sur bande ou tout autre support, les conditions de la création musicale se trouvent totalement transformées.
Une autre oeuvre de Luciano Berio, Visage, composée en 1961, témoigne de cet heureux brouillage des genres.



Luciano Berio commente ainsi cette oeuvre dans laquelle, une fois encore, la voix constitue l'élément principal :
"Pendant la composition de Visage j'étais intéressé, comme toujours, à une recherche visant l'expansion des convergences possibles entre processus musicaux et processus acoustiques, et à la détermination d'équivalents musicaux des articulations du langage. C'est ainsi que l'expérience de la musique électronique s'avère fondamentale, parce qu'elle donne au compositeur les instruments concerts pour assimiler musicalement une vaste région de phénomènes sonores qu'on ne peut pas rapporter à un code musical préétabli.
Visage est essentiellement un programme radiophonique : presque une bande sonore pour une pièce qui n'a jamais été écrite. Plutôt qu'à la salle de concert, elle est destinée à tous lieux ou moyens permettant la reproduction de sons enregistrés. Fondée sur le potentiel symbolique et représentatif des gestes et des inflexions vocales, avec les "ombres de signification" et les associations mentales qui les accompagnent, cette oeuvre peut être considérée comme une transformation de comportements vocaux concrets, du son inarticulé à la syllabe, du rire aux pleurs et au chant, de l'aphasie à des modèles d'inflexion calqués sur des langues précises : l'anglais et l'italien de la radio, l'hébreu, le dialecte napolitain, etc.
Visage est donc une métaphore du comportement vocal : elle ne développe pas un texte et un langage signifiants mais seulement leurs apparences. Il n'y a qu'un seul mot qui soit prononcé deux fois : "parole" ("mots" en italien). La dimension vocale de la pièce est constamment amplifiée et commentée par une relation très étroite, presque un échange de nature organique, avec les sons électroniques. La voix est celle de Cathy Berberian.
J'ai composé Visage en 1961, juste avant de quitter le Studio di Fonologia Musicale de la Radio italienne à Milan : cette oeuvre était aussi un hommage à la radio en tant que moyen le plus utilisé pour la propagation de mots inutiles."
Visage est l'une des très grande réussites de la musique électroacoustique. A juste titre, Guy Reibel et Michel Chion attribuent principalement cette réussite à l'exceptionnelle liberté du compositeur, loin de tout a priori thorique :
"la voix et les sons électroniques tiennent leur partie chacun, pour se fondre ensuite dans une envolée lyrique et harmonique, qui se passe de justification par l'abstrait."
La voix de la chanteuse, Cathy Berberian, épouse du compositeur sert un véritable théâtre de l'âme humaine, de ses jeux, ses voluptés et miroirs intérieurs, mais aussi ses terreurs et ses fantômes. nous faisant vivre musicalement le drame intime de la conscience et de l'inconscient en leur union et leurs divisions étranges. Comme le notent Guy Reibel et Michel Chion, la voix " éructe des balbutiements d'aphasique, rit, pleure, gémit, crie, échoue à parler, puis s'envole dans un chant lyrique. Une construction ample et forte fait de cette oeuvre une espèce de monodrame sans paroles en vingt minutes, où la voix amplifiée a cette présence nue et sans fard qu'ont les visages des femmes dans les films de Bergman."
On peut en effet établir un parallèle entre les oeuvres du cinéaste sudédois et Visage. Cett correspondance par-delà les arts se justifie d'autant mieux que le cinéma des années soixante, dont au premier chef celui d'Igmar Bergman, explorent en profondeur les secrets et les tourments de l'âme. Cet extrait de Persona, film réalisé en 1966, l'exprime de façon saisissante.



Dans Persona, Elizabeth Vogler, célèbre actrice de théâtre, s'interrompt brusquement au milieu d'une représentation d'Electre. Elle ne parle plus. Elle est soignée dans une clinique, puisson médecin l'envoie se reposer au bord de la mer en compagnie d'Alma, une jeune infirmière. Les deux femmes se lient d’amitié, malgré le silence permanent d'Elizabeth. Ce silence conduit Alma à lui parler et se confier librement. Dans cet extrait, l'art de Bergman tient non seulement à la mise en scène et aux plans tour à tour panoramiques et rapprochés qui semblent fouiller els âmes à travers les visages, mais encore à l'écriture quasiment musicale de la bande son où silence, rares paroles et bruits tissent une partition de l'angoisse et de l'indicible. Il y a là comme un équivalent de musique concrète que l'on pourrait écouter lui-même. Nous reparlerons d'ailleurs du lien du cinéma avec la musique concrète et la musique électroacoustique.
De son côté, Luciano Berio a exploré les mystères de la voix et de son expressivité psychique dans d'autres oeuvres purement acoustique, écrite sur partition,dont la célèbre Sequenza III (1966), présentée ici dans deux versions : celle de Cathy Berberian, dédicataire et créatrice de l'oeuvre, gravée sur disque, celle, beaucoup plus récente, et non moins stupéfiante, donnée en concert par une cantatrice espagnole.





L'intérêt de la confrontation entre Visage et Sequenza III est d'illustrer le jeu de différences et de continuités entre musique acoustique et musique électroacoustique.Dans un cas comme l'autre, la voix constitue la substance fondamentale de l'oeuvre, mais, alors que Visage la travaille par différents moyens, à commencer par l'amplification due au micro, la fixant sur bande où elle se trouve mariée et superposée à elle-même, puis associée aux sons électroniques, Sequenza III s'en tient à la seule cantatrice chantant "a capella", c'est-à-dire sans l'accompagnement d'autres instruments. Pourtant, outre un climat dramatique voisin, les deux oeuvres ont en commun de faire de la voix humaine un matériau malléable. A l'époque de Sequenza III, Berio s'est éloigné de la composition électroacoustique à laquelle il ne reviendra plus. Toutefois, ses recherches en la matière ont contribué à façonner un certain usage des timbres, des modulations et des fréquences qui se perçoit intuitivement. Nous aurons l'occasion de retrouver cette influence réciproque entre musique électroacoustique et musique acoustique.







Nous ne pouvions achever ce chapitre sans rencontrer Cathy Berberian elle-même, au cours d'une étonnante performance, présentée dans deux versions de concert différentes, l'une intégrale, la seconde partielle, afin de voir la cantatrice en pleine action. Stripsody a été composée par Cathy Berberian elle-même, en 1966.Il s'agit là encore d'une oeuvre pour voix a cappella, qui emprunte son vocabulaire à l'univers de l'onomatopée issue de la bande dessinée et du dessin animé, avec une courte citation de Ticket to ride, célèbre chanson des Beatles. Il ne s'agit en aucun cas de musique électroacoustique, mais d'une curieuse incursion acoustique, par la voix de la chanteuse, dans l'univers de la musique concrète : une musique concrète sans bande ni objets matériels comparables aux tourniquets, trains et autres cloches chers à Pierre Schaeffer. Ici l'objet sonore est la voix elle-même et la source de son programme musical : les onomatopées de la bande dessinée et du dessin animé, le fragment de la chanson des Beatles. Nous avons affaire à une expérience limite, d'un humour également digne de celui de la comedia dell arte, aux frontières de plusieurs genres.

Ci-dessous, couverture de la partition de Stripsody.



Lien vers le site officiel consacré à Cathy Berberian : http://www.cathyberberian.com/

jeudi 29 septembre 2011

La musique électronique I : La "nativité" de Cologne et ses conséquences



En 1951, l'ouverture du premier studio de musique électronique à Cologne, bouleverse à nouveau le paysage musical déjà fortement secoué par la naissance de la musique concrète deux années plus tôt. Ce studio ouvre ses portes le 18 octobre 1951, notamment sous l'égide d'un compositeur, Herbert Eimert, et d'un ingénieur, Robert Bayer. Contrairement à Pierre Schaeffer et Pierre Henry, les compositeurs qui très vite rejoignent ce studio afin d'y pratiquer de nombreuses expérimentations et d'y créer les premières oeuvres de musique réellement électroniques, ne partent pas du son "concret" enregistré, modifié puis monté sur disque ou magnétophone. Il font usage de ce qu'Herbert Eimert nomme les "sons d'origine électroacoustique. Le son est produit par un générateur de sons et gravé sur une bande magnétique." Il s'agit essentiellement de générateurs de sons sinusoïdaux dont l'usage, selon le principe d'un contrôle absolu de la matière sonore, exige un long et patient travail d'une extrême complexité que Guillaume Kosmicki décrit avec une grande précision dans Musiques Electroniques, des avant-gardes aux dance floors, ouvrage paru en 2010 aux éditions Le mot et le reste :
"Pour obtenir des sons riches (avec des harmoniques) ils superposent par un travail de fourmi des ondes sinusoïdales par réenregistrements successifs d'une bande sur l'autre. La structure interne du son devient alors susceptible d'être contrôlée puis intégrée à la forme générale de l'oeuvre (ce que l'imprécision d'un interprète sur instrument ne permet pas."
De plus, cette méthode permet de "gérer la macro-structure de l'oeuvre en même temps que sa micro-structure interne (jusque au plus intime du son)."
Il en résulte une série d'études dont les Klangstudien 1 et 2, ou "Etudes de timbres", composées par Eimert en 1953.



Elektronische Musik Studie I, (Etude de musique électronique I), du jeune compositeur Karlheinz Stokhausen , est semble-t-il la toute première oeuvre jamais composée pour sons sinuoïsdaux, pendant l'été 1953. Stockhausen, qui deviendra par la suite un des compositeurs majeurs de la deuxième moitié du XX° siècle est l'un des chefs de file, avec le français Pierre Boulez, d'une nouvelle conception du langage musical, le sérialisme, née au lendemain de la seconde guerre mondiale, aux conférences d'été de Darmstadt, destinées à refonder la musique sur de nouvelles bases. Un chapitre ultérieur exposera plus en détail les origines et les principes du sérialisme.
On peut cependant retenir qu'à l'origine, cette théorie de l'écriture musicale est appliquée à la lutherie acoustique et donnera naissance, même après l'invention de la musique électronique, à de nombreuses oeuvres orchestrales dont certaines sont aujourd'hui considérées comme des "classiques" de la musique du XX° siècle. L'objectif central du sérialisme est d'inventer un langage permettant au de contrôler tous les paramètres du son et de son articulation à d'autres sons, bien au-delà du traditionnel système des hauteurs caractéristique de la gamme occidentale. Il s'agit notamment de pénétrer à l'intérieur de composants les plus intimes de la matière sonore, par exemple le timbre, et de travailler ces matériaux comme éléments à part entière, en se donnant les moyens de les faire varier selon des règles d'une grande complexité. Les générateurs de sons, l'enregistrement et le travail sur bande se prêtent tout naturellement à ce type de travail beaucoup plus difficile à conduire sur des instruments acoustiques, notamment lorsque il s'agit pour l'interprète de répondre simultanément à toutes les exigences d'une partition. Cette volonté prométhéenne est sans doute utopique mais, trouvant dans les studios de Cologne un terrain et des moyens paticulièrement propices à ses recherches, elle a en retour fortement encouragé la musique électronique, contribuant à lui donner dès l'origine ses lettres de noblesse et à lui suggérer mille voies possibles dont l'exploration se fera aux cours des décennies suivantes.



Ce document filmé au seuil des années 2010 aux studio de Cologne créés par Herbert Eimert, cinquante-neuf ans après leur création, donne une idée assez précise de ce que pouvait être l'étrange matériel utilisé par les premiers compositeurs de musique électronique. Certes les technologies ont considérablement évolué, notamment depuis l'avènement de l'informatique musicale, et les studios ont pris aujourd'hui une ampleur considérable, mais l'esprit technologique commandant les principes de la musique électronique demeure le même. La vaste salle de production sonore, de composition et de mixage qu'on voit ici peut sans doute donner le sentiment d'un univers froid, plus proche de celui d'un poste de commandement de la Nasa, d'un laboratoire de physique ou du pupitre de contrôle d'une centrale nucléaire que de la chaleureuse présence de l'orchestre ou le sympathique studio empli d'objets hétéroclites où Pierre Schaeffer a conduit ses premières études de musique concrète.
Pourtant, la musique électronique n'est ni froide ni désincarnée. Au contraire, son exploration passionnée la conduit souvent en des territoires profondément humains où s'exprime un lyrisme exceptionnel, un sens émotionnel de l'étrangeté dont avaient rêvés certains compositeurs du XIX° siècle, conscients des limites de la lutherie traditionnelle et désireux d'en révolutionner l'usage, notamment en matière de musique orchestrale. On le sent particulièrement chez Wagner qui accorde à la manipulation des timbres une place centrale, au même titre qu'à celle des hauteurs ou des harmonies tonales.







Epitaph für Aikichi Kuboyama, composé entre 1960 et 1962 par Herbert Eimert en donne un exemple manifeste. Comme l'indique son titre, l'oeuvre n'a rien d'une pure composition formelle exclusivement préoccupée de règles et de principes abstraits. Elle s'inscrit au contraire dans la longue tradition des musiques funèbres, de caractère solennel. Son ampleur quasi symphonique, la présence d'une voix récitante intégrée aux sons électroniques et retraitée à l'aide de dispositifs électroniques, lui confère un haut degré d'intensité émotionnelle, entre méditation, invocation et exploration du mystère de la mort. De nombreux autres compositeurs de musique électronique et/ou concrète emploieront par la suite les sons électroniques dans des oeuvres de caractère sacré, comme Michel Chion dans son Requiem, en 1973.
En l'occurrence, l'oeuvre de Hebert Heimert rend hommage à un simple pêcheur de thon japonais, Aikichi Kuboyama, victime d'irradiations accidentelles lors d'un test sur la bombe H conduit par les Etats-Unis dans les eaux du Pacifique, en janvier 1954. Naviguant avec son équipage à bord de son chalutier, le Dragon Doré, trop près de la zone de test, le malheureux devait mourir quelques mois plus tard. De la même façon que l'expérience des camps nazis avait inspiré aux musiciens, romanciers, peintres et cinéastes un désir de refonder le monde à partir de ses ruines et d'un retour à l'élémentaire, l'ère atomique inaugurée par les deux bombardements d'Hiroshima et Nagasaki en août 1945, exerce une profonde influence sur les créateurs des années cinquante et soixante. L'hommage funèbre d'Epitaph für Aikichi Kuboyama participe de cette prise de conscience et témoigne d'un humanisme tragique qui, pour être nouveau quant à ses causes et ses formes, et peut-être dépouillé d'espérance religieuse, témoigne d'un sens du sacré aussi profond que celui des Leçons des ténèbres composées au XVII° siècle par François Couperin ou du Stabat Mater de Vivaldi composé au siècle suivant.
Certes, la substance musicale d'Epitaph für Aikichi Kuboyama n'a rien de commun avec les oeuvres religieuses des deux maîtres français et vénitien. Mais elle convient parfaitement à son objet et à son époque, celle de la terreur atomique. Au début des années 1950, répondant à une question sur les raisons qui l'avaient conduit à privilégier une forme d'abstraction sans commune mesure avec les oeuvres picturales du passé, l'artiste américain Jackson Pollock avait de manière significative qu'on n pouvait pas peindre de la même manière qu'autrefois à l'âge de la radio et de la bombe atomique. De ce point de vue, les étranges pouvoirs des moyens de création électronique offrent des possibilité d'expressions qui ne sont pas seulement neufs, mais aussi capable d'exprimer le monde dans lequel ils voient le jour d'une façon particulièrement saisissante et convaincante.



Le sens du sacré et l'immersion de la voix humaine dans la substance sonore électronique n'attend d'ailleurs pas le début des années 1960 pour s'exprimer. Presque dès l'origine il se manifeste avec éclat dans l'une des oeuvres phares de la musique électronique, Gesang der Junglinge, Le chant des adolescents dans la fournaise, composé par Karlheinz Stockhausen entre 1955 et 1956.
L'oeuvre consiste en un alliage de voix d'enfants et d'un ruissellement de sons électroniques qui les enveloppent, les soulèvent, les traversent et les exaltent, dans une étrange dialogue où, selon la les parole même du compositeur se crée une véritable "liaison continue entre les sons chantés et les sons produits par les moyens électroniques. Les voyelles n'étant rien d'autre que des spectres harmoniques, les consonnes pouvant être assimilées à des bruits (processus vibratoires non périodiques), toute une gamme de sons complexes intermédiaires y avait été composée de manière synthétique."
Karlheinz Stockhausen comprend donc le rapport des voix et des sons électroniques comme l'enlacement de deux formes singulière d'une seule et même matière sonore considérée du point de vue de ses composants fondamentaux. Comme le notent Michel Chion et Guy Reibel dans Les musiques électroacoustiques : "Stockhausen ne renonçait pas à son vieux rêve de contrôler le timbre de l'intérieur."
Pourtant les auteurs font observer que "notre oreille perçoit dans cette oeuvre les sons de voix d'enfants et les sons électroniques comme des êtres en dialogue, certes, mais fondamentalement différents."
De fait, tout auditeur remarque aussitôt cette différence indéniable. Toutefois, le problème se pose peut-être sur un plan légèrement différent. Les voix multiples que nous entendons sont en réalité créées sur la base d'une seule, celle d'un jeune soliste dont la présence se détache parfois de l'ensemble et vient au premier plan. Ainsi, quoique la dimension humaine soit évidente, elle est elle-même troublée et métamorphosée par son traitement électronique si bien que l'écart des deux parties en dialogue n'est sans doute pas aussi net que l'on pourrait croire. Or, cette dimension est également perceptible à l'écoute. Certains passages révèlent particulièrement l'aura électronique donnée aux voix enfantines sans jamais les dissoudre ou les pulvériser de l'intérieur comme c'est souvent le cas de celle du récitant d'Epitaph für Aikichi Kuboyama.
Ce n'est d'ailleurs pas la seule particularité de Gesang der Junglinge. Comme le font justement observer Michel Chion et Guy Reibel, pour la première fois une oeuvre "produite au Studio de Cologne" trahit "le parti-pris électronique en introduisant des sons concrets dans la pâte musicale : ici la voix d'un jeune garçon, plus ou moins manipulée et multipliée." Si dans un premier temps les tenants de la musique électronique avaient en effet rejeté catégoriquement le projet de la musique concrète, (de tous les jeunes compositeurs sériels, Stockhausen s'était montré l'un des plus virulents adversaires de Pierre Schaeffer), voici que des sons d'origine non synthétique deviennent substance et partenaires à part entière du son électronique. Tout l'enjeu du débat acharné qui a opposé musique concrète et musique électronique se trouve à cette pliure historique.
Pour les premiers, l'art de la composition puise dans l'usage de sons détachés de leur contexte, puis associés et travaillés ensuite pour aboutir à l'oeuvre, le moyen d'un renouvellement de la musique. Pour autant, Pierre Schaeffer n'exprimait aucun rejet des formes musicales antérieures à sa découverte, ne cessant pas de les évoquer et de dialoguer avec elles dès la création de ses Cinq Etudes.
Les seconds, venus à l'origine de la musique sérielle pour instruments acoustiques défendent le principe d'une musique abstraite, c'est-à-dire d'une forme de composition dans laquelle la conception intellectuelle de l'oeuvre précède sa manifestation sensible par l'interprétation. A ce principe qui est celui de toute la musique occidentale depuis le Moyen-Âge, comme en témoigne l'antériorité de la partition sur l'exécution de concert, s'ajoute la volonté de contrôle intégral propre aux compositeurs sériels. La musique électronique, produite par synthèse selon la, volonté a priori du compositeur capable de soumettre les sons générés à des règles et des objectifs précis, offrait donc le moyen par excellence d'affirmer cet impérialisme intellectuel conduit à un degré jamais atteint, quitte à risquer le formalisme.
Or, dans Gesang der Junglinge, Stockhausen fait intervenir l'élément sensible d'une voix. Certes, cette voix est ensuite travaillée par les moyens électroniques ; certes, les parties chantées ont à l'origine été écrites par le compositeur, puis interprétées par le jeune soliste, mais la substance sur laquelle travaille Stockhausen lorsque il crée à proprement parler son oeuvre est pour partie humaine et sensible. L'écriture du chant réel avant traitement et démultiplication, construction des parties vocales par manipulations, déplacements, superpositions, etc, est moins la notation d'un discours musical complet que préparation du véritable matériau de composition dans lequel consiste la voix enregistrée, puis confrontée à l'élément électronique.
Force est de constater que les choix du compositeur brouillent la ligne de partage entre les deux musiques ennemies en créant, magnifiquement, une situation ambivalente. L'incertitude est d'autant plus grande si l'on se rappelle que pour Pierre Schaeffer la notion de musique concrète n'exclut nullement l'usage de sons électroniques comme matière première, dans la mesure où ce qui définit le caractère concret d'une oeuvre est qu'elle existe comme réalité sonore fixée plutôt qu'interprétée. Cette situation qui ne cessera de se reproduire - Epitaph für Aikichi Kuboyama en est un exemple remarquable - révèle combien les déterminations conceptuelles, si elles s'avèrent utiles, notamment à l'origine d'une nouvelle forme de création qu'il convient de définir avec clarté, ne sont que des cadres théoriques faits pour être traversés et contournés de tout côté par l'élan créateur des véritables artistes.
C'est justement à la poésie de Gesang der Junglinge qu'il faut maintenant revenir, à sa splendeur sonore et spirituelle, plus essentielle que les discussions abstraites. Laissons sur ce point la parole à Michel Chion et Guy Reibel qui l'expriment de manière particulièrement heureuse - lisant à la fin des années 1970 ce portrait de Gesang der Junglinge avant de disposer d'un enregistrement de l'oeuvre, j'avais éprouvé une telle émotion qu'il me semblait alors l'entendre à travers les formules si justes de cette belle évocation :
"Il ne faut pas oublier que le Gesang der Junglinge est une oeuvre religieuse, qui emprunte à la Bible quelques versets du "Cantique des enfants dans la fournaise ardente". Ce cantique, souvent mis en musique, (...) est un dénombrement extasié des merveilles de l'univers. "Lobet den Hernn" (louez le Seigneur) dit la voix du petit garçon quand elle est intelligible. Et la compréhension de ce thème peut nous aider à entrer dans le climat de jubilation rococo qui baigne l'oeuvre tout entière et lui donne son frémissement doré.
"L'enfant se promenant dans la fournaise ardente et l'exorcisant, la ramenant à n'être plus qu'une merveille de la création comme les autres, n'est-ce pas précisément la situation musicale qui se joue dans le Gesang der Junglinge, où les sons fragiles et humains des voix juvéniles affrontent la fournaise électronique et la transmutent, par une alchimie d'une extrême finesse, en une matière chaude et souple dont ils s'enveloppent ?"



Tchernobyl, composé par Jean Schwarz entre 1987 et 1989, offre un autre exemple, beaucoup, plus récent, de l'alliance des sons électroniques et des voix humaines dans une oeuvre d'ampleur sinon religieuse, du moins sacrée. Une nouvelle fois, il est ici question de l'âge de l'atome et de ses terribles effets lorsque se déchaîne la puissance nucléaire, fût-elle civile comme à Tchernobyl. Et de nouveau, le son électronique offre au compositeur le moyen d'expression le plus capable d'évoquer musicalement les ravages et les effrois de la catastrophe.
Comme on peut l'entendre ici, la question des distinctions théoriques et des hiérarchies de valeur entre musique concrète et musique électronique a perdu toute importance. Seule demeure la musique.
Tout comme Epitaph für Aikichi Kuboyama, Tchernobyl est une oraison funèbre, une méditation sur les victimes de la catastophe, autant qu'une évocation de celle-ci. L'ouverture de l'oeuvre semble également citer un court fragment d'une autre oeuvre de musique électronique : La création du monde, composée de 1982 à 1984 par Bernard Parmegiani, l'un des confrères de Jean Swarz au Groupe de Recherches Musicales, le GRM. Nous y reviendrons.

vendredi 23 septembre 2011

La Musique concrète VI : Définitions d'un genre



Cet extrait d'une oeuvre importante du compositeur Michel Chion (né en 1947) permet de poser de manière claire la question de la musique concrète. En effet, les musiques nées des grandes inventions d'après guerre composent un paysage si vaste et si riche qu'il est parfois difficile de saisir les distinctions ou les liens d'équivalence entre les concepts qui les désignent : musique concrète, musique acousmatique, musique électro-acoustique, musique électronique.



Historiquement, la paternité de la musique concrète revient à Pierre Schaeffer. Selon le compositeur, qui s'intéressait vivement aux possibilités d'invention sonore rendues possibles par la diffusion radiophonique, le germe de la musique concrète tient à un étonnant hasard rapporté en de multiples occasions et par de nombreux auteurs, parmi lesquels Guy Reibel et Michel Chion dans Les musiques électroacoustiques, publié par l'Ina Grm aux éditons Edisud en 1976 :
"C'est dans cette atmosphère de recherche que Pierre Schaeffer, ingénieur musicien provoqua sans le vouloir d'autres muses : après un incident technique (un sillon de disque refermé sur lui-même, répétant inlassablement le même fragment sonore), au lieu de rejeter ce qui n'était qu'un incident de travail, il se mit à écouter ce phénomène étrange, fragment de vie pris au piège, arraché de son contexte, livré hors du temps et hors normes, inlassablement répété. L'effet provoqué par ce fragment était tellement surprenant, imprévisible et sans commune mesure avec celui provoqué par le même fragment dans son contexte d'origine que Schaeffer, au lieu d'écarter l'incident, parce qu'aberrant, s'empressa d'en susciter de nombreux autres du même genre, afin de mieux observer ces prélèvements dans une plus grande variété. En même temps naissait chez lui l'idée toute nouvelle d'une musique de "bruits", ou plus précisément d'une musique faîte à partir d'autres sons que ceux des instruments traditionnels ; d'une musique qui aurait comme particularité d'être composée de sons "concrets" recueillis par l'enregistrement et assemblés directement par montage, mélange et manipulations éventuelles à l'aide des techniques de studio. Ces tentatives remettaient en question d'un coup l'ensemble du système musical, et offrait un mode d'accès fragile, grossier, mais plein de promesses vers de nouveaux continents musicaux."
Le lecteur de ce passage appréciera la facétie discrète avec laquelle les deux auteurs usent eux-mêmes de répétitions délibérées qui incorporent à leur écriture quelque chose de la répétition inlassable du disque au sillon fermé au lieu de se déployer normalement en spirale.
Quoi qu'il en soit, c'est de cette expérience inattendue que vont naître les premières études conduites par Pierre Schaeffer.



Parmi les découvertes de Pierre Schaeffer, il faut notamment citer le cas du son de cloche coupé. Le compositeur le raconte dans son premier Journal de la Musique Concrète (extraits cités par Michel Chion et Guy Reibel dans leur livre de 1976) :
" 19 avril. En faisant frapper sur une des cloches, j'ai pris le son après l'attaque. privé de sa percussion, la cloche devient un son de hautbois.
21 avril. Si j'ampute les sons de leur attaque : j'obtiens un son différent : d'autre part, si je compense la chute d'intensité, grâce au potentiomètre, j'obtiens un son filé dont je déplace le soufflet à volonté. J'enregistre ainsi une série de notes fabriquées de cette façon, chacune sur un disque. (...)
22 avril. Où réside l'invention ? Quand s'est-elle produite ? Je réponds sans hésiter : quand j'ai touché au son de la cloche. Séparer le son de l'attaque constituait l'acte générateur. Toute la musique concrète était contenue en germe dans cette action proprement créatrice sur la matière sonore."
Ces découvertes et ces réflexions permettent de mieux comprendre la nature spécifique de la musique concrète et de comprendre la définition qu'en propose Michel Chion dans La musique concrète, art des sons fixés, publié en 2009 par les éditions Mômeludies et le CFMI de Lyon :
"(...) je définis la musique concrète (terme inventé en 1948 par Pierre Schaeffer non seulement comme une musique faîte concrètement à même le son, sans passer l'écriture, mais aussi comme une musique existant concrètement, comme objet sonore fixé sur tout support d'enregistrement, et n'existant que sous cette forme."
Cette définition signifie notamment que la musique concrète n'est pas destinée à une exécution publique de type classique : certes, elle peut-être diffusée, éventuellement affectée de modifications en cours de diffusion, par le compositeur ou un ingénieur agissant selon ses directives, mais elle n'est pas jouée par un instrumentiste qui suivrait les notes inscrites sur une partition.




Ajoutons que le son ainsi retranché de son anecdote, isolé comme matériau et composé avec d'autres ne vaut plus comme document, ainsi que l'exemple de la cloche au son coupé le prouve. Ainsi, un son, même s'il est éventuellement reconnaissable n'est pas destiné à illustrer le monde réel, comme le ferait du point de vue visuel une photographie documentaire, mais devient élément musical d'une oeuvre à laquelle il s'intègre pleinement. De plus, la notion de son concret ne concerne pas que les seules sonorités produites à l'aide d'objets du quotidien, bien que les premières oeuvres de Pierre Schaeffer aient fait usage de tels objets. Le compositeur emploie d'ailleurs très vite un piano qu'il fait ensuite "préparer" par Pierre Henry en introduisant des objets entre les cordes afin d'en modifier les attaques et les timbres, selon un procédé inventé par le compositeur américain John Cage, sans parler de la voix humaine souvent mise à contribution, par exemple dans la Symphonie pour un homme seul.
De la même façon, Pierre Henry emploie dans ses oeuvres propres quantité de sons d'une infinie variété, les uns enregistrés en plein air ou dans sa maison, les autres empruntés à des oeuvres musicales déjà existantes et enregistrées, comme des symphonies de Beethoven ou des opéras de Wagner dont il détache des éléments pour les composer avec d'autres. En outre, Pierre Henry introduit des sons créés à l'aide d'instruments électroniques. L'usage de la lutherie électronique dans des oeuvres pourtant considérées comme relevant de la musique concrète, contribue à brouiller les définitions. Il nous faudra y revenir de façon précise.



Variations pour une porte et un soupir, oeuvre composée en 1963 par Pierre Henry, dont on peut entendre ici un extrait, illustre particulièrement les principes généraux de la musique concrète. On peut toutefois considérer provisoirement que la définition donnée par Michel Chion en 2009, et notamment la remarque selon laquelle est concrète toute musique fixée sur un support et existant comme telle par ce seul moyen, autorise de considérer l'emploi de sons électroniques comme une des formes possibles de la musique concrète. Celle-ci ne saurait donc se résumer à l'usage des seuls sons naturels.Dans le même ouvrage, Michel Chion l'affirme d'ailleurs avec force et précision, citant notamment un entretien radiophonique que Pierre Schaeffer lui avait accordé en 1975 :
"Le mot "concret" ne désignait pas une source. Il voulait dire qu'on prenait le son dans la totalité de ses caractères. Ainsi un son concret, c'est par exemple un son de violon, mais considéré dans toutes ses qualités sensibles.(...) Je reconnais que le terme "concret" a vite été associé à l'idée de "sons de casserole", mais dans mon esprit, ce terme voulait dire d'abord qu'on envisageait tous les sons, non pas en se référant aux notes de la partition, mais en rapport avec toutes les qualités qu'ils contenaient."
Michel Chion ajoute quant à lui :
"Il n'était pas question pour Schaeffer, au départ, d'exclure a priori les sources synthétiques. Et pour cause : la musique électronique proprement dite, quoiqu'annoncée depuis longtemps par une foule d'expériences n'était pas encore née (Il lui faudra attendre 1950). (...) La musique concrète des débuts emploie donc toutes sortes de sources y compris les instruments traditionnels (...), et même à l'occasion elle fait entendre des sons d'origine électronique, comme dans la Musique sans titre de Pierre Henry en 1950.



La vidéo ci-dessus présente pour conclure provisoirement un entretien de 1976 avec Michel Chion. Ci-dessous, un extrait de Requiem, oeuvre composée en 1973 par le même Michel Chion.



Question : s'agit-il de musique concrète au sens où la définit son auteur ?

Lien vers une page consacrée à la naissance de la musique concrète sur l'excellent site sohnhors. On y lira notamment une version légèrement différente de l'expérience de la cloche coupée, ce qui prouve une fois de plus que toute grande invention s'auréole d'une histoire à variantes multiples, pour le plus grand plaisir des passionnés :

http://sonhors.free.fr/panorama/sonhors7.htm


mercredi 21 septembre 2011

La Musique concrète V : Pierre Schaeffer dans les années 70



Dans les années 1970, Pierre Schaeffer qui, depuis longtemps, a poursuivi seul son travail de recherche et de composition, publie de nouvelles oeuvres d'une grande liberté de ton, dans lesquelles s'expriment non seulement les conceptions développées dans le Traité des objets musicaux, mais aussi l'inspiration joueuse d'un grand créateur en dialogue avec la tradition et les maîtres du passé. Il en résulte notamment des oeuvres comme Peu Banal, présenté par le compositeur comme un impromptu et Bilude, hommage d'une extrême virtuosité d'écriture, à Jean-Sebastien Bach. Cette rencontre musicale n'a rien d'inattendu si l'on songe que toute sa vie Pierre Schaeffer a travaillé à créer par l'exemple, autant que la théorie, un langage musical d'une aussi grande rigueur que celui du maître allemand qu'il revisite ici avec humour, science et bonheur.